L’affaire des Eska : l’Amphibian 250 réinterprète une incroyable montre de plongée de 1960

Dans un bref article de 2016, nous mettions en avant une spectaculaire trouvaille passée sur eBay : l’Eska Amphibian 600. Aujourd’hui, ce modèle retrouve une certaine actualité car deux entrepreneurs ont lancé le pari audacieux d’en commercialiser une réinterprétation « aux goûts du jour ».

Plusieurs semaines de teasing et de débats

Le 20 novembre 2023, une mystérieuse campagne de teasing débute sur les réseaux sociaux, sous un titre très « james-bondesque » : Legends never die. Sibyllin, le message annonce donc le retour d’une marque de légende et l’univers visuel ne laisse aucune place au doute sur le fait qu’il s’agit d’une montre de plongée.


Le seul indice — ou plutôt ce que l’on pouvait prendre alors pour tel — est alors la représentation d’une aiguille lollipop lumée façon old radium et rouge à son extrémité. Rien qui, au jeu des conjectures, soit de nature à mettre sur la bonne voie ! Patrick « Isosta », pilier de la communauté horlogère tricolore et proche des initiateurs du projet, lance le sujet le lendemain sur les deux grands forums français (Forum à montres et Chronomania), et pique la curiosité des membres. Les pronostics fusent, certains ont très tôt la bonne intuition (bravo notamment à Max_70, premier à avoir lancé le nom de l’Eska Amphibian sur FAM) mais seules les révélations suivantes, et notamment un détail caractéristique de la lunette permettent de la confirmer :

C’est le 10 janvier que l’engin est enfin officiellement révélé. Montrée à une poignée d’amateurs à Lyon le jour-même, disponible en exposition à Paris chez l’excellente maison Emile-Léon et à Lyon chez Kronology, l’Eska Amphibian “250” a su créer l’événement et entretenir, au moins dans la petite communauté des passionnés, une vive attente et de vrais débats… au risque peut-être d’avoir un peu trop fait monter la sauce ?


L’inspiratrice : l’Eska Amphibian 600

Conçue à la fin des années 1950, l’Amphibian 600 constituait alors une initiative originale et audacieuse pour une marque qui, sans être confidentielle, n’était en rien comparable aux grandes maisons à la réputation internationale. Quand ses concurrents s’en remettaient aux grands fournisseurs l’industrie horlogère suisse pour commencer à lancer des skin divers assez standardisées pour le grand public, Eska part sur une voie originale. Faisant fi des objectifs de volume, c’est manifestement une clientèle professionnelle qui est visée. Grand diamètre, étanchéité à 600 pieds, large lunette mobile en résine acrylique, généreuse présence de radium… on voit bien que la firme de Granges lorgne du côté de Villeret (Blancpain). En résulte une véritable tool watch dotée d’une complication rare et restée unique dans l’univers des montres de plongée : un indicateur de réserve de marche. Placé à 12 heures, ce petit compteur est supposé indiquer la réserve d’énergie restant disponible pour alimenter le mouvement.

Eska est une marque principalement distribuée en Amérique du Nord et l’Amphibian 600 tire aujourd’hui une partie de son aura du fait d’avoir été la montre du chanteur et acteur de western Roy Rogers.

Tour d’horizon : une réinterprétation plus qu’une réédition

Pour l’avoir eue finalement en main à la boutique Émile Léon à Paris, mon avis personnel s’appuie aussi sur les images officielles et officieuses diffusées ces dernières semaines, les spécifications techniques ainsi que la chance d’avoir pu avoir au poignet l’Eska Amphibian “600” d’origine à plusieurs reprises.


Le boîtier

S’agissant des dimensions et de l’aspect extérieur, notons tout d’abord que la référence 1094, c’est-à-dire la version de 2024, a pris de l’embonpoint avec un diamètre porté de 38 mm à 40,5 mm et surtout une épaisseur de 13,5 mm, comprenant le verre double dôme.


Avec en outre une longueur totale, de corne à corne, de 46,8 mm, l’Amphibian 250 présente en définitive de belles proportions et assurera une bonne présence sur les poignets costauds. Attention, en revanche : ses dimensions généreuses ne conviendront pas aux attaches fines.


S’agissant du verre, l’option retenue a été d’utiliser du saphir, tout comme pour l’insert de lunette. Certains salueront ici un souci de qualité et de durabilité par rapport à l’usage du plexiglas. D’autres regretteront un choix qui, s’il répond aux exigences contemporaines et malgré un traitement antireflet efficace, atténue fortement la sensation « vintage » et alourdit la montre. Léger bémol aussi sur le profil du verre, un peu trop plat. Cela étant dit, au-delà des questions de goût, la finition de l’ensemble est de très bonne facture, surtout pour un prototype, et laisse augurer le meilleur pour les exemplaires de série.


L’insert

En termes de design, l’insert est inspiré de la seconde exécution du modèle d’origine avec, en alternance avec les nombres, une graduation marquée par des barres verticales quand celui du premier type leur préférait des petits carrés. Le choix du verre saphir lui donne bien entendu une tonalité très contemporaine, malgré le Super-Luminova teinté old radium, généreusement distribué, mais alourdit encore l’engin.


Les aiguilles

Les aiguilles retenues pour les heures (chandelle) et minutes (flèche) sont du second type. Sur l’Amphibian 600, elles sont gilt et cohabitent soit avec une fine trotteuse (ci-dessous, combinaison 2), soit avec une trotteuse épaisse et lumineuse (ci-dessous, combinaison 3) :


C’est d’ailleurs cette trotteuse très spécifique que l’on se serait attendu à trouver sur la 250, tant elle concourt à l’identité de la montre. La lollipop retenue pour les secondes étonne donc. Certes, le premier prototype prévoyait une aiguille travaillée dans l’esprit de l’ancienne mais il y a fort à parier que le choix final a été dicté par des difficultés techniques de réalisation ou bien par des arbitrages économiques (voire la combinaison de ces deux contraintes). Le recours à des banques de fournitures génériques pour s’économiser la conception et la production de pièces de facture plus complexe peut faire une vraie différence au moment de l’investissement initial… C’est peut-être ici le cas mais, là encore, la qualité de finition est au rendez-vous. Reste cette pointe de rouge à l’extrémité, qui vient tutoyer un rappel de la même couleur au passage des index. C’est assurément une fioriture incongrue pour le puriste mais, perdu pour perdu, admettons qu’elle introduit une petite dose de fantaisie qui n’est pas dépourvue d’intérêt…

La couronne

Concernant la couronne, il ne faut pas se fier aux photos actuelles, qui sont celles de prototypes fabriqués à l’automne dernier. Entretemps, à la lumière des premiers retours des « collectionneurs-consultants », la décision a été heureusement prise d’en revoir les dimensions. Prévue dès l’origine pour être vissée, elle le restera mais sera en revanche plus large et moins proéminente dans sa version finale :

Le cadran

Le cadran, quant à lui, reprend globalement bien l’esprit d’origine et heureusement car, avec la lunette, il concentre l’essentiel de ce qui fait la personnalité de la montre. On retrouve donc les énormes chiffres à 3, 6, 9 et 12 heures, les index bâtons et la discrète minuterie en périphérie. Discrets aussi, les fins traits rouges implantés le long du bord extérieur des index servent-ils à justifier l’extrémité rouge de la trotteuse ou est-ce l’inverse ? À moins qu’il s’agisse d’un clin d’œil malicieux à la Blancpain Barracuda ? Who knows…

Dévoilé ci-dessous, il présente en tout cas un aspect très flatteur, du noir poudré légèrement satiné au grain du Super-Luminova teinté old radium en passant par l’adoption d’un cadran « sandwich », une vieille spécialité de Panerai. Selon cette technique, les découpes pratiquées dans le cadran font apparaître une seconde platine qui permet ici de mettre en valeur, en retrait, les index géométriques. L’effet « 3D » qui en résulte apporte une incontestable touche de modernité. Plus discutable, à mon sens, est le choix d’avoir peint les écritures de la même couleur que les index. Des écritures blanches ou gilt — et moins grasses pour Eska et AMPHIBIAN — auraient été plus subtiles.


On aboutit en effet à ce paradoxe que, malgré le choix du cadran sandwich, petite complication technique qui n’était peut-être pas nécessaire, on a l’impression que toutes les informations paraissent sur le même plan. C’est dommage.

Les puristes regretteront également de ne pas trouver de cadran laqué comme à l’époque… même s’il faut garder à l’esprit qu’on a affaire moins à une réédition qu’à une réinterprétation. Tel est d’ailleurs le discours de la marque, qui parle d’un « modèle mythique des années 60 revisité aux goûts du jour » et dit avoir veillé à « garder les détails emblématiques de cette légende en l’agrémentant des technologies modernes ».

Le mouvement

Au chapitre des prises de distance avec l’Amphibian 600, il en est enfin une, ô combien emblématique, que le cadran trahit aussi et que le puriste peinera plus encore à pardonner : l’absence de réserve de marche. Si la 600 avait une spécificité véritablement originale et même absolument unique parmi les montres de plongée primitives, c’était bien cette fonctionnalité qu’apportait le calibre AS 1382 N. Ici, point d’indicateur à 12 heures car la nouvelle Eska est animée par un mouvement japonais standard, le très modique Seiko NH38 (automatique, sans date, 24 rubis, 21 600 A/m, 41 heures de réserve de marche, précis à -20/+40 » par jour). Choix indigne pour les uns, choix de raison pour les promoteurs du projet… le débat est ouvert, à la lumière d’un autre élément de discussion : le prix !

La mécanique et le prix : un bon choix ?

L’Eska Amphibian 250 sera proposée en pré-financement (Kickstarter) à 740 € ht et sans bracelet acier1, puis à 1050 € ht en commercialisation régulière.

La révélation concomitante du mouvement — tracteur largement éprouvé mais bas de gamme — et du prix de vente — qui place la montre assez loin au-dessus de bon nombre de ses concurrentes — suscite pas mal de débats. La qualité de l’enveloppe rattrape-t-elle la médiocrité relative de la mécanique ? L’assemblage en France (à Besançon) constitue-t-il un argument suffisant pour justifier ce prix ? Une chose est sûre : l’aventure lancée par Christophe Chevreton et Sinicha Knezevic est celle de deux passionnés, entrepreneurs dans d’autres domaines que l’horlogerie, qui risquent leurs ressources personnelles non pas pour faire un « coup » mais bien, dans la durée, pour faire revivre une marque oubliée et lui donner une assise en France. Sans la surface financière, les réseaux et le pouvoir de négociation dont disposent les maisons bien établies, les investissements du lendemain ne sont possibles qu’à partir des profits de la veille et de l’acquisition d’une crédibilité susceptible d’amener de nouvelles contributions.

En choisissant Eska et l’Amphibian 600 comme modèle, ils ont fait un pari audacieux. En effet, on peut déjà s’interroger sur la dimension réellement « légendaire » de cette montre. Certes, on en connaît à peine une douzaine, selon le recensement effectué par Anthony @the_watch_i_watch. Même si c’est plus que les « 4 exemplaires connus dans le monde » évoqués par Eska dans sa communication, il s’agit assurément d’une montre rarissime et exceptionnelle, au moins pour une poignée de geeks. Mais son manque cruel de notoriété au-delà de ce petit cercle d’initiés ne risque-t-il pas de constituer un handicap sévère ? Roy Rogers — sauf son respect — suffit-il à rendre cette montre iconique ? L’argument peut-il reposer sur une base aussi mince ? N’y aurait-il pas, dans le riche patrimoine historique de la marque Eska, d’autres éléments à convoquer pour l’inscrire dans un récit plus consistant qui donnerait au public une vision du projet global ?

On pourra toujours aussi discuter certains choix techniques et stylistiques. Dans les exercices de ce type, tout est question d’équilibre entre de nombreux paramètres souvent contradictoires ; s’en tenir à la fiche technique initiale ou capitaliser sur des innovations permettant de disposer d’une montre plus fiable et plus robuste que son inspiratrice, respecter scrupuleusement l’apparence du modèle d’origine ou l’adapter aux standards contemporains, satisfaire les collectionneurs exigeants ou rester accessible au plus grand nombre…

A l’arrivée, les projets qui marchent sont ceux qui n’ont pas perdu leur âme dans les méandres de cette équation complexe et qui, au contraire, ont su frapper l’imaginaire sans mépriser la raison économique. À ce jeu, ZRC avait montré, il y a déjà une dizaine d’années, qu’on pouvait prélever judicieusement l’ADN d’une montre légendaire (la Grands-Fonds 300 m) pour l’injecter dans une proposition innovante, qualitative et légitime au point de faire consensus entre les « anciens » et les « modernes ». L’avenir dira donc si les options prises pour Eska conduiront la marque vers un chemin de renouveau similaire.

Conclusion

La campagne de précommande démarre le 24 janvier sur Kickstarter et durera un mois, avec une livraison promise pour juin 2024. Si cette première série n’est pas limitée, les 300 premiers exemplaires souscrits seront numérotés. Nul doute que le pari de relancer une marque confidentielle et de s’inspirer d’une montre atypique de la fin des années 1950 constitue un choix de passion. Mettre près de 900 € dans l’Amphibian 250 en précommande (et 1260 € après la série préfinancée) le sera aussi… Alors puisse-t-elle en susciter suffisamment, de passion, pour que le projet se concrétise et, surtout, permette d’espérer l’avènement ultérieur de modèles qui feront davantage encore vibrer les cordes sensibles des amateurs de belles montres.


Références


Notes

  1. L’Eska sera livrée avec trois bracelets : un Tropic noir, un canvas sable et un NATO deux brins. ↩︎

2 commentaires sur « L’affaire des Eska : l’Amphibian 250 réinterprète une incroyable montre de plongée de 1960 »

  1. Bonsoir,
    Merci de votre article bien rédigé. Pour ma part, c’est bof, un diamètre qui aurait pu être inférieur, là, je trouve qu’elle donne une impression pataude. Le choix du mouvement, je ne le comprends pas pour le prix proposé. J’aurais pu hésiter si elle était dans les 500€ mais pas dans ses prix, trop élevés, c’est trop par rapport à d’autres projets qui sont aussi bien, il me semble.

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  2. Telle un plat constitué de 3 rondelles de carottes vendues au prix du caviar par un grand chef étoilé… sauf que point de grand chef ici mais tout juste une ”référence” à une gargote depuis longtemps oubliée.

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