Eterna type Majetek

Une forme originale, des dimensions généreuses, des sensations mêlées de robustesse et d’élégance… la montre qui nous intéresse aujourd’hui peut déjà revendiquer un design réussi. Elle a également pour elle d’avoir été, dans les années 1930-1940, l’intime compagnon d’individus plongés dans la tourmente de la Deuxième Guerre mondiale. Revue de la passionnante et attachante Eterna type « Majetek ».

Est-il besoin de présenter Eterna ? Sans doute, car cette maison horlogère suisse, toujours en activité, peut revendiquer un patrimoine remarquable au plan technique et quelques belles créations. Mais il faudra attendre, cher lecteur, car l’auteur capricieux de ce blog a mis la priorité, après la revue de la plongeuse Super Kon-Tiki et celle du chronographe 154 FTP , sur la présentation d’une montre qui, par son histoire, justifie en soi un long article.

Un peu d’histoire, justement

Créée sur les ruines de la Première Guerre mondiale et de la partition de l’Empire austro-hongrois, la Tchécoslovaquie réunit des territoires peuplés de Tchèques, de Slovaques, de Ruthènes et de minorités hongroises et allemandes. République démocratique parlementaire dominée par les Tchèques, elle n’est guère du goût des Allemands, qui n’ont qu’une idée : remodeler la région à leur convenance et, plus particulièrement, selon les contours du Lebensraum théorisé par Hitler.

Le 30 septembre 1938, l’annexion des Sudètes, objet des tristement célèbres accords de Munich, ne fait ainsi que préfigurer le dépeçage du pays. Désavoué pour les avoir acceptés, le président tchécoslovaque Beneš démissionne le 5 octobre et part en exil, ouvrant la période d’une éphémère Seconde République tchécoslovaque dirigée par le général Syrový et Emil Hácha. Les indépendantistes gagnent de l’audience, notamment en Slovaquie, jusqu’à la proclamation de l’indépendance slovaque le 14 mars 1939, veille de l’invasion allemande. Les troupes du Reich pénètrent alors en Bohême et en Moravie, dès le 15 mars, et le pays est aussitôt fragmenté. À côté de la République slovaque indépendante mais collaborant avec le Reich, un protectorat de Bohême-Moravie est institué et quasiment annexé à l’Allemagne. Réunifié après la guerre, le pays tombera dans la dictature en 1948.

Pendant le conflit, la résistance tchèque, active à l’intérieur du pays, l’est aussi à l’extérieur. Fait notable : les forces aériennes, les engins, les équipements et l’industrie aéronautique elle-même représentent un enjeu majeur.

Pays enclavé (privé d’accès direct à la mer), la Tchécoslovaquie considère en effet, dès 1919, comme un axe stratégique le développement d’une force aérienne propre. Celle-ci s’appuie d’abord sur la construction locale sous licence d’appareils conçus dans les pays alliés ainsi que de moteurs. Avia, principale société du secteur aéronautique tchèque dans l’entre-deux-guerres, construit ainsi de nombreux avions et des moteurs sous licence Hispano-Suiza.

En territoire occupé par les Allemands, les appareils sont saisis et incorporés à la Luftwaffe tandis que l’industrie aéronautique locale est naturellement mise au service de l’armée du Reich. Avant de tomber dans le piège, de nombreuses escadrilles s’échappent cependant pour rejoindre la Pologne et la France, puis l’Angleterre. À l’Est, certains se battront sous les couleurs de l’Union soviétique ; Outre-Manche, ils formeront des escadrons de chasseurs et de bombardiers créés au sein de la Royal Air Force.

Un Bloch MB 200 de l’aviation tchécoslovaque.

Le meilleur pilote de chasse allié de la bataille d’Angleterre sera d’ailleurs un as tchèque : Josef František. Après la fin de la guerre, en 1945, quatre escadrons tchèques de la RAF (numéros 310, 311, 312 et 313) intègreront l’armée de l’Air tchécoslovaque.

Commande pour l’armée de l’Air tchèque

Passé ce nécessaire préambule, venons-en aux montres et remontons de quelques années…

Au milieu des années 1930, le ministère des Armées tchécoslovaque lance un appel d’offres pour la fourniture de montres-bracelets à destination des pilotes des forces aériennes.  Trois marques répondent au cahier des charges : Longines d’abord, puis Lemania et Eterna.

LEMANIA, LONGINES et ETERNA
LEMANIA, LONGINES et ETERNA « Majetek », circa 1935-1940.

Le point commun de ces modèles : un cadran noir à grande ouverture indiquant les heures en chiffres arabes et les minutes sur un « chemin de fer » ainsi qu’un très caractéristique boîtier « coussin » en acier inoxydable, choisi pour sa résistance aux champs magnétiques auxquels sont particulièrement soumises les montres de pilotes dans les cockpits truffés d’appareils électriques.

Le fond de boîte porte généralement, pour les versions affectées aux pilotes, l’inscription MAJETEK VOJENSKÉ SPRÁVY, qui signifie : « propriété de l’autorité militaire ». De cette inscription naîtra l’appellation « Majetek » qui désigne depuis ces trois modèles, qu’ils aient ou non eu une affectation militaire. C’est d’ailleurs pour cela que je préfère parler de « type Majetek » dès qu’il s’agit d’englober les exemplaires militaires et civils.

La Longines, qui est la première livrée, la plus grande (41 mm de diamètre, 52 mm de long, énorme pour une montre-bracelet de l’époque) et la plus recherchée, est produite à environ 3000 exemplaires, avec plusieurs versions de cadrans et mouvements (notamment le calibre 15.68Z, conçu dans les années 1920 pour des montres goussets). Les anses sont en acier plié (et non usiné comme ses cousines), avec un entre-cornes de 24 mm et des pompes soudées. Le fond clipsé forme une cage antimagnétique particulièrement efficace et le cadran est entouré d’une lunette cannelée mobile dotée d’un petit bec servant de repère. Les premières versions sont dotées d’un cadran émaillé mais la fragilité de ce dernier lui vaut d’être remplacé par de plus classiques cadrans en métal peint.

La Lemania, plus modeste en taille (38 mm de diamètre, 50 mm et entre-cornes de « seulement » 22 mm), arrive plus tard, lorsque le prix élevé des Longines finit par être considéré comme exorbitant pour les Tchécoslovaques. Elle est animée par un mouvement maison, le calibre 3050 (17 rubis).

L’Eterna est livrée en 1939 par la manufacture suisse avec une apparence assez proche de la Lemania mais — selon moi — un dessin de boîtier bien plus réussi. Légèrement plus « carrée » que la Lemania, elle affiche 38,5 mm de diamètre et 48 mm de long, avec un entre-cornes de 21 mm, soit des dimensions encore hors-normes pour des montres de l’époque, sans pour autant atteindre les mensurations impressionnantes des chronographes des pilotes de la Luftwaffe.

Caractéristiques

Souvent polis et repolis, les boîtiers qui ont réussi à traverser les décennies dans leur état original sont rares. Dommage… car les angles subtils appliqués à la carrure ne sont pas pour rien dans la personnalité et le charme de ce modèle.

À l’intérieur, bat un mouvement Eterna de 14 lignes à 15 rubis, sous deux configurations : d’abord le calibre 852 à petite seconde, puis le 852S à seconde centrale. Superbe dans sa simplicité, il est d’une redoutable précision (18 000 A/h) et revendique pas moins de 50 heures de réserve de marche !

La version à petite seconde (cal. 852) est la première apparue chronologiquement et s’avère particulièrement rare. On la trouve sous plusieurs formes mais je manque, à ce stade, d’informations. Selon les experts, les exemplaires à petite seconde n’ont, en tout cas, pas eu de destin militaire.

Ci-dessous, un exemplaire au cadran « tropicalisé » avec un grand registre à six heures (note : la couronne n’est pas d’origine).

ETERNA cal. 852 - AnalogShift
ETERNA type Majetek, cal. 852, circa 1939.

Ci-dessous, un exemplaire pourvu d’un cadran différent : le sous-compteur est plus petit, le graphisme des chiffres et du chemin de fer sont spécifiques (là aussi, la couronne a été remplacée).

Variantes de cadran et de fond de boîte

Le modèle à grande seconde centrale, ultérieur, se rencontre principalement après-guerre, avec quelques variantes.

Côté cadran, on a affaire à un véritable cadran gilt, avec une impression noire laissant au jour le métal là où doivent apparaître les inscriptions. À l’origine, les chiffres arabes marquant les heures étaient rehaussés de radium, comme il était d’usage à l’époque sur ce type de montre dont la lisibilité en toutes circonstances était un impératif. Bien souvent, la matière a été retirée ou perdue (ci-dessous).

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La configuration la plus répandue combine une fine graduation périphérique de type « chemin de fer » avec des index au 1/5e de seconde et un chiffrage des minutes de 10 en 10 (ci-dessous).

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Plus rares, deux versions sans chiffrage des minutes apparaissent de temps à autre : d’abord une graduation simple (ci-dessous, à gauche), puis une graduation type « chemin de fer » (ci-dessous, à droite).

Les aiguilles des heures et minutes, farcies au radium, semblent constantes tout au long de la production. S’agissant de celle des secondes, l’extrémité du contrepoids est généralement droite mais prend parfois la forme d’une goutte.

Au verso, si l’on garde à part les rares versions gravées MAJETEK VOJENSKÉ SPRÁVY, deux types de fonds de boîte vissés coexistent. Les plus anciennes portent un fond assez bavard, vantant toutes les qualités techniques de l’engin : la résistance à l’humidité (WATERPROOF IMPERMEABLE), aux champs magnétiques (ANTIMAGNETIC), à la corrosion (STAYBRITE STEEL) et aux chocs (SHOCK ABSORBER) grâce à un dispositif maison qui préfigure l’Incabloc.

ETERNA type Majetek, cal. 852S, circa 1948.
ETERNA type Majetek, cal. 852S, circa 1948.

Par la suite, un fond uni prend le relais, avec pour seule inscription le numéro de série à sept chiffres, inscrit en caractères italiques ou parfois droits parmi les exemplaires les plus tardifs (1948).

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La présence du numéro de série permet de dater les exemplaires assez facilement. Il apparaît ainsi que la plupart que l’on trouve sur le marché sont postérieurs à la guerre (1946-1948). En d’autres termes, les « vraies » Eterna « Majetek » sont, évidemment, extrêmement rares…

En revanche, elles ont connu un destin exceptionnel.

Les « Majetek » de la RAF

Au moment de l’invasion allemande, une partie de ces montres s’envole avec leur propriétaire vers la France et la Pologne et les accompagnent au combat contre l’Allemagne nazie dans les rangs de la Royal Air Force. En hommage à la bravoure de ces pilotes, certaines « Majetek » seront marquées de deux dagues croisées gravées sur l’anse à 11 heures.

Eterna-Heritage-Military-Vintage

Ce signe, présenté comme une sorte de « croix de guerre », se trouve traditionnellement marqué sur certains équipements militaires tchèques, un peu à l’image du « pheon » (Broad Arrow) britannique, généralement suivi de deux derniers chiffres de l’année de dotation :

D’autres exemplaires d’Eterna Majetek, restés sur place en 1939, sont pour leur part saisis par l’armée du Reich comme prise de guerre et utilisés par les pilotes de la Luftwaffe. Ces derniers s’avèrent cependant difficiles à trouver et surtout à identifier car ils ne portent pas de marquages particuliers.

Aigle nazi ?

L’exemplaire ci-dessous, qui présente un fond surchargé de l’aigle nazi (en même temps que les sabres croisés sur la carrure !) a été falsifié : le numéro de série indique qu’il est postérieur à 1945 et aucun exemplaire saisi n’a fait l’objet d’un tel marquage.

Ce dernier a été vraisemblablement ajouté ultérieurement pour des motifs purement mercantiles…

Réédition en 2014

Longtemps ignorée des collectionneurs, l’Eterna « Majetek » est pourtant une montre mythique. Dans l’ombre de la Longines, elle n’a pourtant pas à rougir de ses caractéristiques, qui la rendent d’ailleurs très portables aujourd’hui, ni de son histoire. La marque Eterna, en pleine exploration de son riche passé avec sa gamme Heritage, s’est d’ailleurs essayé à l’exercice de l’hommage en proposant un modèle dit « 1939 » qui reprend globalement de dessin d’origine.

Avec 3 mm de diamètre en plus (inflation oblige), l’engin adopte un mouvement automatique ETA 2824-2 agrémenté d’un rotor sur roulement à billes (signature de la marque). Affublée de Luminova laiteux et d’un guichet à date étrangement disposé au-dessus du 6, elle ne fait cependant pas l’unanimité. On saluera néanmoins l’effort, qui souligne la singularité intemporelle de ces engins. D’ailleurs, Longines a suivi le même chemin en proposant également une interprétation contemporaine de sa « Majetek ».

Références

2 commentaires sur « Eterna type Majetek »

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