Si les « Fab Four » étaient… six ?

Derrière ce sobriquet se cachent quatre marques qui, de 1970 à 1982, ont fourni à l’armée britannique — et plus précisément aux pilotes de la RAF et de la Royal Navy — d’excellents chronographes : Hamilton, CWC, Newmark et Precista. Sauf que, comme les trois mousquetaires étaient quatre, il se pourrait que les « Fabulous Four » soient en réalité un peu plus nombreux que prévu. Ou, du moins, auraient pu l’être.

Quand le MoD change de mode

L’armée est, par nécessité, un modèle d’organisation rationnelle. Tel est, du moins, l’objectif la plupart du temps et dans la plupart des pays, à condition de ne surtout pas confondre rationalité et bureaucratie… Le Royaume-Uni, fort d’une tradition militaire très ancrée et cultivée depuis des siècles, fait historiquement partie de ces Etats où l’institution militaire nourrit, au titre au moins de son efficacité, une fierté bien légitime et nous, Français, sommes bien placés pour reconnaître les redoutables qualités de ce qui fut, tour à tour, notre meilleur ennemi et notre meilleur allié.

Pour nous rapprocher du sujet de ce jour, transportons-nous à la fin des années 1960. Le souffle des Trente glorieuses commence à faiblir, la Guerre froide est devenue une sorte de glaçante routine, le Vietnam est, depuis quelques années, devenu ce sanglant bourbier dans lequel s’épuisent les Etats-Unis et des vents progressistes viennent, partout en Occident, secouer l’ordre capitaliste, blanc et bourgeois traditionnel. Politiquement, l’armée n’a plus du tout la cote : jugée réactionnaire, alliée du colonialisme et du « grand capital », accusée de tous les crimes, elle doit faire profil bas et, en Europe de l’Ouest, réduire ses budgets.

C’est dans ce contexte que le ministère de la Défense britannique du gouvernement travailliste alors dirigé par Harold Wilson est invité à réduire à la fois les effectifs et les coûts de fonctionnement de l’armée de Sa Majesté. S’agissant des équipements, tout est fait pour non seulement rechercher des fournisseurs et des modes d’approvisionnement plus économiques mais aussi de revoir des standards obsolètes à l’aune de ce que les industries peuvent proposer de plus compétitif, tout cela dans le cadre de l’effort continu de standardisation demandé par l’OTAN à ses Etats membres.

La norme DEF-STAN

La norme DEF-STAN 66-4 (partie 2), qui définit les spécifications auxquelles doivent se conformer les montres-bracelets fournies aux différents départements de la Défense, s’inscrit exactement dans ce contexte.

Pour les chronographes à l’usage des pilotes d’aéronefs, sa première édition (avril 1969) maintient le critère de la commande par un unique poussoir. En vigueur depuis 1945, cette spécification assure depuis lors le monopole de fait de l’approvisionnement à la manufacture suisse Lemania dont les chronographes caractéristiques sont animés du calibre 2220.

Afin d’ouvrir l’approvisionnement à des mécaniques à grande diffusion, la norme connaît, en avril 1970, une modification stratégique : les chronographes de pilotes peuvent désormais comporter, indifféremment, un ou deux poussoirs. L’air de rien, cet amendement admet une configuration de chronographe standard et ouvre grand la porte à l’usage du calibre Valjoux 7733, avatar incontournable d’une nouvelle génération de mouvements — la série 77xx — développée à partir des années 1960 avec des techniques d’industrialisation qui ont permis de produire en grande série et d’obtenir des coûts bien plus compétitifs.

La norme maintient en revanche le design originel, caractérisé avant tout par un boîtier de 39 mm de diamètre à la forme asymétrique. Le flanc droit, plus épais, a pour mission de protéger la couronne et les poussoirs de chocs susceptibles de survenir en service. Le cahier des charges détaille également un cadran noir mat à deux compteurs pourvu d’index horaires circulaires et lumineux ainsi que de chiffres lumineux à 12 et 6 heures, Pour assurer un maximum de lisibilité, toutes les aiguilles sont peintes en blanc et celles des heures et minutes sont emplies de tritium.

Quatre fournisseurs accrédités

Au bout du compte, comme toujours avec les Britanniques, les spécifications sont tellement précises que les quatre fournisseurs proposent des modèles quasiment identiques. Ces derniers sont des marques horlogères de notoriété plus ou moins établie :

  • Hamilton est, de loin, la firme plus renommée.
  • La Cabot Watch Company (CWC) est fondée pour l’occasion en 1972 par l’ancien directeur des opérations d’Hamilton au Royaume-Uni, Ray Mellor.
  • Newmark naît en 1875 avec une activité d’importateur de montres suisses avant d’obtenir une accréditation en tant que manufacture horlogère dans les années 1940.
  • Precista, enfin, est née comme marque de la Southern Watch & Clock Supplies Ltd., firme établie dans le Kent.

Détail intéressant : seuls les cadrans de l’Hamilton et la CWC portent le pheon, cette pointe de flèche stylisée qui identifie les matériels de l’armée britannique. Toutes, en revanche, ont cet emblème gravé sur le fond de boîte, accompagné de marquages qui fournissent moult renseignements.

Résultat : quatre chronographes aussi lisibles que costauds que l’on trouvait donc, selon les besoins, affectés à la Royal Air Force (marquage « 6BB » visible sur le fond de boîte) ou à la Royal Navy (marquage « 0552 »). Pour les exemplaires réassignés après retour au magasin, une modification du code d’affectation pouvait s’avérer nécessaire. Ainsi peut-on trouver aujourd’hui des fonds de boîte où la mention « 0552 » est remplacé par « 6BB », soit par superposition (ci-dessus, exemple 2), soit par juxtaposition.

Les dernières inscriptions indiquent le numéro d’émission, suivi des deux derniers chiffres de l’année de production. Si les Hamilton et CWC, pour avoir été produites tout au long des années 1970, sont les plus courantes, les Newmark et Precista ne sont sorties des ateliers que, respectivement, en 1981 et 1982.

Selon les estimations, la production se serait répartie ainsi :

Les chronographes RAF réédités pour les nostalgiques

Le retour en grâce du vintage, la vogue des montres militaires et les qualités intrinsèques de ces chronographes asymétriques ne pouvaient que conduire à attiser la demande des amateurs. La cote des modèles d’origine s’étant envolée — et la difficulté d’en trouver s’avérant désormais décuplée, — trois des quatre marques se sont livrées à l’exercice de la réédition ces dernières années.

En 2018, Newmark a ainsi sorti une version (aujourd’hui épuisée) équipée d’un mouvement mecaquartz Seiko VK64A. CWC a fait de même avec aujourd’hui plusieurs modèles épuisés à l’exception d’une coûteuse édition limitée équipée d’un calibre Valjoux 7733. C’est toutefois Hamilton qui retiendra surtout notre attention avec une version mécanique dotée du calibre H-51-Si (groupe Swatch) aux dimensions légèrement rehaussées par rapport au modèle d’origine mais aux finitions particulièrement convaincantes,

Voilà pour ce que sait la plupart des amateurs un peu spécialisés.

Breitling s’invite dans l’histoire

Ray Mellor, agent Hamilton au Royaume-Uni et bientôt fondateur de CWC, est le personnage clé dans la naissance des chronographes asymétriques à deux poussoirs et dans l’approvisionnement de l’armée britannique qui suivit la publication de la partie révisée du DEF-STAN 66-4, Lorsque Hamilton remporte le contrat avec le ministère, Mellor sollicite Breitling pour fabriquer les montres et c’est encore avec Breitling que seront produites les CWC. La marque suisse, en sévère perte de vitesse, demeurait en revanche largement reconnue pour ses chronographes d’aviateurs et fournissait déjà la Royal Canadian Air Force et l’armée de l’air italienne. En outre, les liens entre Breitling et Büren d’une part, entre Büren et Hamilton d’autre part1, en faisaient un partenaire sans doute privilégié. Breitling devient donc de facto le producteur exclusif des montres de pilotes de la RAF et de la RN avec un total d’environ 6500 exemplaires jusqu’en 1978 (soit environ 6,5 % de sa production totale sur la période). Lorsque l’entreprise fut démantelée, CWC et ses nouveaux concurrents (Precista et Newmark) se tournèrent vers d’autres fabricants.

Dans ce contexte, il n’est pas aberrant de considérer que des exemplaires aient été produits sous l’étiquette Breitling et ce sont effectivement quelques-unes de ces pièces que Johathan (@jjhugues1969 sur Instagram) a repérées et soigneusement étudiées dans un article publié en 2020 sur son blog CWC Addict. A raison de six exemplaires connus au total, répartis en trois versions, on a ici affaire non pas à une production en série, bien entendu, mais plutôt à des prototypes et/ou des exemplaires de démonstration, voués à donner des gages au MoD et aussi, sans doute, à promouvoir le savoir-faire de Breitling auprès d’autres clients potentiels.

Ainsi les « Fab Four » auraient-ils pu être rejoints dès le début par un cinquième larron… et non des moindres !

Mais que sont-ils venus faire dans cette Gallet ?

Quant au sixième, c’est en fin de période qu’il aurait pu entrer dans l’équipe, après la défection de Breitling. On a dit que deux marques ont contracté avec le MoD en 1980-1981 : Newmark et Precista. On sait aussi que la marque Precista avait été créé par la société britannique Southern Watch Co., dont Racine (Gallet) était le fournisseur. Pour Konrad Knirim, Gallet avait même peut-être fini par acquérir la marque pour l’exploiter sur le marché britannique et notamment pour faciliter l’obtention de contrats militaires, comme avec Adanac et Marathon en Amérique du Nord.

Ceci explique déjà pourquoi les mouvements Valjoux 7733 présents dans les chronographes Precista fournis au MoD en 1981 étaient signés Gallet. Restait à imaginer des exemplaires produits directement sous la marque Gallet…

C’est précisément ce qui est apparu sur le site Watches & Cars, avec cet exemplaire non seulement conforme aux spécifications du DEF-STAN 66-4 mais aussi porteur de la broad arrow sur le cadran, des marquages réglementaires au dos (avec pour date « /81 ») et de la signature GALLET & CO. sur le cadran et le pont du mouvement. On observera, en revanche, l’absence du T cerclé habituellement appliqué pour signaler la présence de tritium et un dessin des sous-compteurs différent, avec la présence de chemins-de-fer.

Pour Cars & Watches, on aurait ici affaire à une Precista dont le cadran d’origine aurait été remplacé ultérieurement, sans doute à l’occasion d’une révision. C’est effectivement une possibilité, la présence des marquages suggérant que cet exemplaire a bien fait partie d’un lot livré au MoD. Pourrait-il plutôt s’agir, comme pour les Breitling évoquées plus haut, d’un exemplaire « témoin », prélevé sur la production pour les besoins du fabricant ? Peut-être que d’autres Gallet « RAF » feront un jour leur apparition et contribueront à lever ce petit mystère…

En tout cas, ces investigations auront déjà permis de mettre en évidence et en valeur les entreprises qui, dans l’ombre des Fab Four, ont mis en œuvre leur grand savoir-faire pour fournir aux pilotes de Sa Majesté, avec cette dernière génération de chronographes mécaniques militaires de l’histoire de l’horlogerie, un fabulous bouquet final. Cela valait bien un petit hommage.

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1. Büren avait étroitement collaboré avec Heuer et Breitling dans les années 1960 sur le développement du premier mouvement chronographe automatique (titre disputé avec Zenith) et Hamilton avait racheté Büren en 1966.

Je dois, pour cet article, des remerciements particuliers à Jonathan Hugues, non seulement pour la richesse des recherches dont il rend compte sur son site CWC Addict, mais aussi pour sa disponibilité, sa cordialité et les quelques précisions non négligeables qu’il a apportées à cet article lorsque je l’ai soumis à son expertise. Here is a real gentleman 😉


Références

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