Elgé, Brabo, Santra, Mitchell… la filière savoisienne

Tout est parti d’une montre dont j’ai fait l’acquisition pour sa simplicité et sa merveilleuse patine : Une Brabo dotée d’un mystérieux mouvement mécanique à remontage manuel. Boîtier acier, fond vissé garanti « étanche »…

Elle m’avait fait de l’œil, cette Brabo : ce cadran à gros chiffres qu’on trouve aussi sur de nombreuses montres de plongée — jusqu’aux Nivada Depthmaster — et les larges aiguilles qui font penser aux aiguilles « magnum » des premières ZRC… le tout généreusement farci de tritium à la patine parfaite, se détachant d’un cadran laqué passant subtilement du noir profond au « grain de café » selon l’éclairage… j’ai cédé.

Dommage que mes compétences et équipements photographiques ne permettent pas d’illustrer pleinement ce que j’évoque… En voici quand même un aperçu :

Une montre rare, inhabituelle, séduisante mais guère prestigieuse : conception très simple, mouvement mécanique manuel… et qui a entendu parler de la marque Brabo ?

Postée sur Instagram, cette montre reçoit peu après un petit commentaire de l’ami Simon @moonphase.fr, qui me précise qu’elle est dérivée d’un modèle de la marque Elgé : la « Chamonix » (ci-dessous, à gauche), « une montre pour explorateur montagnard à la française ». L’appellation m’interpelle et je me dis qu’il va falloir que je creuse un peu la question.

Sur Brabo, point d’info. Mais sur Elgé, quelques idées…

Elgé (Elgé Montres Lantaz frères) s’affichait comme « Fabrique d’horlogerie savoisienne ». Pas savoyarde, hein : savoisienne, terme privilégié par ceux qui trouvent à savoyard une connotation péjorative ou, pour certains, revendiquent l’indépendance de l’ancien duché rattaché à la France en 1860.

ELGÉ

Établis à Annecy, les établissements Yola, producteurs des montres Elgé (mais aussi Elga et Yola), auraient été en activité du milieu des années 1940 jusqu’au début des années 1970 avec des connexions privilégiées en Chine, où des montres Elgé ont été exportées. On trouve sous cette marque des montres simples assemblées à partir d’éléments génériques et renfermant souvent des mouvements français : des Femga (Fabrique d’ébauche et de montres genevois d’Annemasse), des Parrenin (établi à Villers-le-Lac dans le Doubs, au bord de la frontière suisse, juste en face de la ville du Locle) ou Lorsa (pour L’Horlogerie de Savoie).

Pour revenir à notre Elgé Chamonix, notons au passage qu’elle existe au moins aussi dans une version avec lunette bakélite de 37 mm de diamètre (ci-dessous, à droite).

Une Elgé ressuscitée

Dénichée par Pierre-Jean @the_rolexrialist et acquise par David @max_70_de_fam, cette ravissante Elgé a été restaurée par Joshua @lumeville :

Et puis voilà que je rencontre une, puis trois autres montres semblables : une Alf postée par Paul « Milwatch »,  une Santra mise en vente sur eBay et une Provence exhumée par le même Simon « Moonphase ». Même boîtier, même cadran, mêmes larges aiguilles. L’une et l’autre sont en tout point identiques à la Brabo.

ALF, circa 1970.

Si la marque Alf reste quasiment inconnue au bataillon, un lecteur nous a informé que Santra fut une marque créée par son arrière-grand-père, horloger parisien originaire de Roanne. La dénomination de la marque avait été imaginée à partir de son propre nom, Raoul Mulsant.

Dans tous les cas, il semble que l’on gravite autour de la maison Elgé/Yola et dans un périmètre restreint autour d’Annecy — ville qui est aussi berceau d’une autre maison illustre de l’horlogerie « savoisienne » : ZRC.

Poursuivons notre promenade et, d’Annecy, rendons-nous à Cluses.

Mitchell : des engrenages aux moulinets de pêche, et réciproquement

Pourquoi Cluses ? Parce que c’est là que se trouve le siège de l’entreprise Mitchell, à qui l’on doit des montres qui présentent nombre de gènes communs avec nos Elgé et consorts :

MITCHELL cal. Lorsa P72

La marque Mitchell est connue et même réputée mondialement, depuis maintenant sept décennies, pour ses moulinets de pêche. Rien à voir avec l’horlogerie, me direz-vous ? Pas si vite…

Premier indice : l’entreprise est établie dans la vallée de l’Arve, qui est l’un des berceaux de l’horlogerie française. C’est là, d’ailleurs, que se trouvait, jusqu’en 1989, le siège de l’École nationale d’horlogerie.

Deuxième indice : qu’il s’agisse de moulinets de pêche ou de mouvements horlogers, on a affaire à des engrenages, des pignons… bref de la mécanique de précision. Voilà qui tombe bien à Cluses, où c’est la spécialité.

Remontons à la fin du dix-neuvième siècle : installés sur les bords de l’Arve, les établissements fondés par Louis Carpano captent la force motrice de la rivière pour mener leurs activités de décolletage, production de pièces d’horlogerie, boîtes à musique, etc. Ils sont les premiers et restent longtemps les seuls à disposer d’un outil de production mécanisé qui leur confère un avantage significatif pour développer leurs affaires. Dans les années 1930, la pratique de la pêche au lancer se répand et se modernise. L’usage des moulinets se démocratise et offre aux industriels de la région une opportunité de diversification. Chez Bretton, le premier à se lancer sur ce marché prometteur, dans les années 1930, le slogan est d’ailleurs : « Conçu par les pêcheurs, fabriqué par des horlogers »

Charles Pons, successeur et gendre de Constant Carpano, lui-même héritier de Louis et fondateur de Carpano & Pons, voit bien que cette nouvelle activité potentielle peut parfaitement s’appuyer sur les compétences et outillages dont il dispose.

En savoir plus

Le Musée de l’horlogerie et du décolletage de Cluses a organisé trois expositions sur les activités industrielles et horlogères de la ville, dont il reste trois intéressantes documentations :
L’usine des bords d’Arve, site clusien emblématique.
De la guerre à l’établi, sur la conversion du site en atelier de formation (on dirait aujourd’hui de réinsertion) des blessés et mutilés de la Grande Guerre.
Les moulinets de pêche de la vallée de l’Arve.

C’est ainsi Carpano & Pons, avec la marque Mitchell, qui connaîtra la plus grande fortune dans ce domaine, pendant huit décennies. Laurent Checko, sur son blog, en raconte parfaitement l’histoire :

Avant la Seconde Guerre mondiale, c’est finalement sans grande surprise que la première commande de « moulinet » de pêche arriva. Pour être plus précis, il s’agissait plutôt d’une commande d’étude dans le but de concevoir un moulinet. De ce projet naîtra le CAP. Une sorte de « réserve de fil » qui ne satisfait pas pleinement un certain Maurice Jacquemin, alors ingénieur en bureau d’étude.

Ce dernier se mit en tête d’améliorer encore cet outil, de manière à ce que, plus qu’une simple réserve de fil, il permette à la fois de lancer un leurre (eh oui, on parlait déjà de pêche aux leurres à cette époque) et de récupérer le fil sans problème d’emmêlement.

Aidé des techniques de fabrication horlogère et de son inspiration débordante, l’ingénieur trouva la solution : le mouvement issu de la logique de « l’essuie-glace », la mécanique issue de l’horlogerie en utilisant des crémaillères, des axes et des pignons, et les prémices du marketing en terme de design : une forme d’oeuf permettant d’emprisonner la totalité du mécanisme et reconnaissable partout, tout le temps !

Source : Purefishing.com

Achevé en 1945, le moulinet est lancé sous la marque Mitchell, qui n’est autre que l’adaptation « américanisée » du prénom Michel, choisi en hommage au frère de Charles Pons, décédé peu de temps avant. Je vous la fais courte mais la marque, qui deviendra une société à part entière dans les années 1960, atteint à cette même époque des volumes de production faramineux (jusqu’à 100 000 unités par mois) ; la crise pétrolière marque le début du déclin jusqu’au dépôt de bilan en 1981, la reprise en 1982, la renaissance progressive sous pavillon américain puis, finalement et malheureusement, une fermeture en 2017 sous la pression de financiers lointains.

Bref, il n’est finalement pas si incongru de trouver des montres Mitchell si l’on tient compte de la proximité géographique, familiale et technique de la société avec le monde de l’horlogerie.

La version ci-dessous (un autre sur eBay ) dispose d’un boîtier chromé de 38 mm, à fond en acier vissé, renfermant un mouvement mécanique à remontage manuel, le Lorsa cal. P72 :

Elle porte la mention WATERPROOF sur le cadran, soit une garantie d’étanchéité minimale mais suffisante a priori pour une partie de pêche au lancer…

Mitchell a également proposé une version d’un bon 37 mm de diamètre dotée d’une lunette tournante (à droite sur la photo) qui fait encore songer à l’Elgé montrée plus haut :

MITCHELL Waterproof.

Celle ci-dessous , enfin, a un boîtier tout acier, un mouvement automatique à date Förster (ou Femga) 197 et un joli fond signé (un autre exemplaire vendu sur eBay, ) :

Un tour de force, pour finir cet inventaire : une photo de famille grâce à l’ami Derek Fung : version acier (à gauche), à lunette (au centre) et chromée (à droite) :

MITCHELL, montres de plongée, circa 1970.

Jean-Luc Ch., qui collectionne tout ce qui a trait à la marque Mitchell, a recensé, en tout, cinq modèles en comptant les déclinaisons avec/sans date et m’a très aimablement transmis la photo de deux documents promotionnels d’époque :

La réf. 6 HPZ (version à boîtier chromé) est déclarée étanche jusqu’à 60 mètres. La 10 HPZ (version à lunette de plongée ciblée pour la pêche sous-marine…) résiste à 100 mètres.

Reste quand même à savoir exactement pourquoi Mitchell, devenu un grand nom dans l’équipement de pêche, s’est mis à produire ces petites séries de montres à usage nautique. S’agissait-il d’un clin d’œil à l’histoire de la maison-mère ? L’explication de Jean-Luc Ch. est plus prosaïque : « Mitchell avait l’ambition d’équiper le pêcheur complètement, d’où l’idée de commercialiser cette montre qui de plus était un vecteur publicitaire ».

Une autre cousine : Jérôme Piquot

Dans la même veine, cette Jérôme Piquot partage un certain nombre d’éléments communs avec les Mitchell. D’autres surgiront sans doute encore au gré de nos trouvailles…

Conclusion

Pour parfaire l’histoire, qui se limite encore, pour l’instant, à la juxtaposition de noms, de marques et de lieux, il s’agirait maintenant de retracer les liens industriels, amicaux et peut-être familiaux qui s’étaient tissés, entre la Haute-Savoie, le Doubs et la Suisse, entre ces différentes sociétés et toutes celles, bien au-delà de cette brève exploration, qui forment une galaxie encore mystérieuse de représentants de l’horlogerie française.  Aujourd’hui confinés dans l’ombre de Yema, Dodane, Auricoste, Lip, ZRC et Triton, sans parler de l’omniprésent voisin suisse, ils auront sûrement un jour la part de lumière qui leur revient…

Références

21 commentaires sur « Elgé, Brabo, Santra, Mitchell… la filière savoisienne »

  1. Magnifique,
    Merci pour tous ces précieux renseignements. Ces montres ont beaucoup de caractère. Je viens d’acquérir une 6HPZ, ça fait un moment qu’elles me faisait de l’oeil.

    Aimé par 1 personne

    1. Merci pour votre commentaire 🙂 Oui, ces Mitchell et consorts ont une vraie présence et on sait maintenant qu’elles ont aussi une histoire attachante. J’espère pouvoir en trouver une un jour…

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  2. Hello Fred, tu as du voir que çà été décliné aussi sous la marque Provence, une autre belle région française … Je t’envoie les photos. Super en tout cas, ton enquête !
    Simon / @moonphase.fr

    Aimé par 1 personne

    1. Merci beaucoup Simon, venant de toi, les compliments ont une valeur particulière 🙂 J’étais passé à côté de cette « Provence »… une de plus à l’inventaire donc !

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  3. Bonjour,

    Je suis sur le point d’acheter une Mitchell.
    Ou pourrais je trouver Jean Luc Ch. pour avoir un avis sur la montre en question et des compléments d’informations sur celle-ci..
    D’avance Merci à vous.

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  4. Passionnant article qui me donne envie d’en savoir plus, étant savoyard (savoisien? 😇) et passionné d’horlogerie
    J’ai un doux rêve de ressusciter une marque de montre ou de composants en Savoie… 🎁

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    1. La renaissance d’une marque, voire d’une petite filière horlogère savoisienne serait une grande nouvelle ! ZRC occupe le terrain aujourd’hui mais je suis sûr qu’il y a un potentiel pour des projets..

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  5. Santra n’est pas savoisien/savoyard mais la marque de mon grand-père maternel qui était originaire de Roanne mais a fait sa carrière d’horloger à Paris. Santra est constitué à partir de son nom Raoul Mulsant.

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    1. Merci pour cette précision ! Je vais me permettre de l’intégrer à l’article. Si vous en savez un peu plus encore sur cette version Santra de ce modèle, je serai naturellement preneur 🙂

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  6. De rien, bien sûr. Je n’en sais pas plus sur ce modèle en particulier mais j’ai quelques autres modèles moi-même. Donc je pourrai vous faire parvenir les photos si vous voulez.

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  7. Bonjour!
    Merci de cette merveilleuse explication sur ce genre assez inconnu de montres.
    Pour la partie des montres Mitchell je suis curieux de savoir un peu plus sur les calibres montés.
    J´en ai vu fondamentalement que des manuelles avec du Lorsa P75 a l´intérieur, mais pour les automatiques quel est le calibre monté? Je vois qu´il est a 23 bijoux mais en a t´on plus de details?

    Merci beaucoup!

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    1. Bonjour ! Merci pour votre commentaire !
      J’ai, à ce stade, indiqué tout ce que j’avais trouvé comme information sur les Mitchell mais, en creusant encore un peu, on devrait trouver les réponses à vos questions. Je m’y mets dès que possible 🙂
      Bien à vous !

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    2. Bonsoir,

      Pour info, ma Mitchell automatique 10Hpz avec date est montée d’un mouvement à remontage automatique marqué Femga 197 qui est en fait un Förster 197 allemand. Celui de la photo présentée ici est également un Förster.

      Cordialement

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      1. Merci, cher et heureux propriétaire d’une 10Hpz, pour ces utiles précisions, que je vas me permettre de répercuter dans l’article.
        Bien cordialement, Fred

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